Prêts en devises étrangères : la Cour de cassation impose un contrôle dynamique du risque de change et renforce l’obligation d’information du banquier
Dans deux arrêts du 9 juillet 2025 (1re Civ., pourvoi n°24-18.018 et n°24-19.647), la Cour de cassation fait évoluer sa jurisprudence sur les prêts immobiliers libellés en devises étrangères. Elle impose de prendre en compte le risque de change sur toute la durée du contrat, en fonction de l’évolution de la situation de l’emprunteur, et rappelle l’exigence d’une information claire, précise et individualisée par la banque. Ces décisions marquent un alignement sur la jurisprudence de la CJUE et sur la doctrine dominante en matière de protection des consommateurs.

Civ1., 9 juillet 2025, n° 24-19.647 et 24-18.018
Faits et contexte
Dans ces deux arrêts du 9 juillet 2025, la première chambre civile de la Cour de cassation est saisie de la question du caractère abusif des clauses relatives au risque de change dans les prêts immobiliers libellés en devises étrangères, souscrits par des consommateurs (travailleurs frontaliers suisses, pour l’essentiel), et de l’étendue du devoir d’information et de conseil du banquier prêteur.
La problématique, désormais classique, concerne la protection du consommateur face à la complexité des mécanismes financiers inhérents à ces contrats.
Portée et apport des décisions
Une exigence de transparence dynamique
Les deux arrêts posent avec force qu’au regard de la directive n° 93/13/CEE du 5 avril 1993, le contrôle du caractère abusif d’une clause de prêt en devise étrangère doit s’effectuer à l’aune de toutes les circonstances entourant la conclusion du contrat, mais aussi de leur évolution raisonnablement prévisible jusqu’à son terme. Il s’agit d’une inflexion majeure : la cour d’appel ne peut se borner à constater l’absence de risque de change à la date de la souscription si, pendant la durée du contrat, la situation de l’emprunteur (revenus, domiciliation, utilisation du bien, etc.) est susceptible d’exposer ce dernier à un tel risque.
Ainsi, la Cour approuve la décision de la cour d’appel de Chambéry (pourvoi n°24-18.018) qui avait retenu l’information claire et complète fournie à l’emprunteur sur la durée du contrat. À l’inverse, elle casse l’arrêt de la cour d’appel de Colmar (pourvoi n°24-19.647) pour avoir écarté toute exposition au risque de change au seul motif que l’emprunteur percevait des revenus en francs suisses, sans rechercher si, au regard de la localisation des biens financés et de l’évolution de la situation professionnelle (perte d’emploi, passage à la préretraite, revenus locatifs en euros), un risque effectif n’existait pas sur la durée du prêt.
Confirmation et dépassement de la jurisprudence antérieure
Jusqu’alors, la Cour de cassation validait l’analyse des juges du fond qui considéraient qu’il n’existait pas de risque de change lorsque l’emprunteur percevait ses revenus dans la devise du prêt à la date de conclusion (v. 1re Civ., 1er mars 2023, n°21-20.260). Ce critère statique est désormais écarté : la Haute juridiction exige que l’on tienne compte de l’évolution possible de la situation de l’emprunteur pendant toute la durée du contrat, rejoignant ainsi la CJUE (CJUE, 10 juin 2021, BNP Paribas Personal Finance, C-776/19 à C-782/19 ; CJUE, 20 sept. 2017, Andriciuc, C-186/16).
L’obligation d’information du banquier précisée
La Cour rappelle avec force que la banque doit fournir à l’emprunteur des informations claires, précises et concrètes sur le fonctionnement du mécanisme contractuel et ses conséquences économiques, sur la totalité de la durée du prêt. Cette exigence s’applique même si l’emprunteur dispose, à la date de conclusion, d’une situation apparemment sécurisante (revenus dans la même devise), et même si l’emprunteur est salarié du prêteur.
Analyse doctrinale et jurisprudence
La doctrine majoritaire approuve ce contrôle approfondi, qui consacre la « transparence matérielle » : il ne suffit pas que la clause soit claire grammaticalement, il faut que l’emprunteur puisse concrètement comprendre le risque qu’il encourt et ses conséquences économiques.
La Cour de cassation s’aligne ainsi sur la position de la CJUE, qui impose une information permettant à un consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, de comprendre le fonctionnement du mécanisme financier et d’en évaluer les conséquences économiques négatives potentielles.
La jurisprudence récente de la première chambre civile (1re Civ., 20 avr. 2022, n°20-16.316 ; 1re Civ., 7 sept. 2022, n°20-20.826 ; 1re Civ., 18 sept. 2024, n°22-21.976) est ainsi prolongée et précisée.
Critiques
La critique de ces arrêts met en lumière plusieurs enjeux majeurs. D’un côté, la Cour de cassation affirme un haut niveau de protection du consommateur, en imposant une vigilance renforcée sur l’information et la transparence, ce qui permet de prendre en compte les évolutions possibles de la situation de l’emprunteur tout au long du contrat.
Cette orientation, conforme à la jurisprudence européenne, tend à garantir que le consommateur ne soit pas pris au dépourvu par des risques économiques qu’il n’aurait pu anticiper, et renforce le contrôle du juge sur la loyauté contractuelle.
Cependant, cette exigence accrue n’est pas sans soulever des difficultés. Désormais, la charge de la preuve repose lourdement sur le professionnel qui devra établir, parfois des années après la conclusion du contrat, que l’information délivrée était exhaustive et adaptée à la durée du prêt et à l’évolution prévisible de la situation de l’emprunteur.
Cette évolution du contrôle judiciaire peut entraîner une certaine insécurité juridique pour les établissements bancaires, notamment parce qu’il devient difficile de tracer la frontière entre une simple obligation d’information et une véritable obligation de conseil individualisé.
Enfin, la possibilité d’une remise en cause a posteriori du caractère abusif d’une clause, à la lumière de circonstances survenues en cours d’exécution du contrat, peut fragiliser la stabilité et la prévisibilité des relations contractuelles, au risque de générer une inflation des contentieux dans le secteur bancaire.
Conclusion
Ces arrêts du 9 juillet 2025 s’inscrivent dans une dynamique européenne de renforcement de la protection du consommateur et consacrent la prééminence de la transparence matérielle dans les contrats de prêt en devises étrangères. Ils marquent une étape importante dans la jurisprudence française, alignée sur la CJUE, et imposent un devoir d’information renforcé à la charge des établissements de crédit. La doctrine salue cette évolution, tout en alertant sur les défis pratiques et probatoires pour les professionnels du secteur bancaire.
