L’autorité de la chose jugée pulvérisée par l’examen d’office des clauses abusives

La Cour de cassation dynamite la sécurité des créanciers : désormais, même une décision passée en force de chose jugée ne barre pas la route à l’examen d’office des clauses abusives. Décryptage d’un revirement lourd de conséquences pour les professionnels du contentieux et du recouvrement.

Civ2, 12 juin 2025 n°22-22.946

Abstract :


L’arrêt du 12 juin 2025 (pourvoi n° 22-22.946) impose au juge français d’examiner d’office le caractère abusif des clauses d’un contrat de prêt, même en présence d’une décision antérieure passée en force de chose jugée qui n’a pas statué sur ce point. Cette solution, conforme à la directive 93/13/CEE et à la jurisprudence européenne récente (CJUE Banco Primus, 26 janv. 2017 ; 17 mai2022), bouleverse l’équilibre entre sécurité juridique et protection du consommateur.

La Cour de cassation, très volontariste, fragilise la stabilité des procédures de recouvrement : un contrôle « d’abusivité » reste ouvert tant qu’aucun juge ne s’est prononcé sur le fond, autorisant ainsi la remise en cause de titres exécutoires. Cette évolution, si elle protège efficacement le consommateur, suscite de légitimes inquiétudes pour les contentieux et recouvrements, confrontés à une incertitude juridique accrue.

 

Introduction : Faits et problématique de l’arrêt du 12 juin 2025

L’arrêt du 12 juin 2025 s’inscrit dans la lignée des litiges relatifs aux prêts immobiliers libellés en francs suisses, opposant un consommateur à une banque.

La cour d’appel de Toulouse avait écarté la demande d’examen du caractère abusif de certaines clauses du contrat de prêt, au motif que l’autorité de la chose jugée attachée à une précédente décision (qui s’était limitée à déclarer les demandes prescrites sans statuer sur le fond de l’abusivité) faisait obstacle à toute remise en cause. La Cour de cassation casse cet arrêt, considérant que l’article 7, §1 de la directive 93/13/CEE ainsi que l’article L. 212-1 du code de la consommation imposent au juge d’examiner d’office l’abusivité des clauses, même en présence d’une autorité de la chose jugée qui n’a pas tranché le fond. Cette question cristallise la tension entre sécurité juridique et protection du consommateur, dans le contexte d’une jurisprudence européenne de plus en plus volontariste.

 

1. Protection du consommateur et primauté du droit de l’Union : Un rappel des fondements

La directive 93/13/CEE du 5 avril1993 impose aux États membres d’assurer une protection effective des consommateurs contre les clauses abusives. La CJUE, notamment dans l’arrêt Banco Primus (C-421/14), a jugé que le juge national doit examiner d’office le caractère abusif des clauses contractuelles, même si les parties ne l’ont pas invoqué, sauf si ce point a déjà été examiné au fond dans une décision antérieure ("dans l'hypothèse où, lors d'un précédent examen d'un contrat litigieux ayant abouti à l'adoption d'une décision revêtue de l'autorité de la chose jugée, le juge national s'est limité à examiner d'office, au regard de la directive 93/13 susvisée, une seule ou certaines des clauses de ce contrat, cette directive impose à un juge national d'apprécier, à la demande des parties ou d'office dès lors qu'il dispose des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet, le caractère éventuellement abusif des autres clauses dudit contrat (CJUE, arrêt du 26 janvier 2017, Banco Primus,C-421/14)").

Côté français, l’article L. 212-1du code de la consommation (ex-L. 132-1) définit la clause abusive et consacre la protection du consommateur contre le déséquilibre significatif dans les contrats conclus avec un professionnel ("l'article L 212-1 du Code de la consommation a défini comme abusives les clauses « qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat »").

 

2. L’autorité de la chose jugée face à l’obligation d’examen d’office

La question du jour porte sur la portée de l’autorité de la chose jugée : fait-elle obstacle à un nouvel examen de l’abusivité d’une clause si la décision antérieure n’a pas statué au fond sur ce point ? La Cour de cassation tranche en faveur d’une primauté du contrôle de l’abusivité, rejoignant la jurisprudence européenne :

  • ("Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, rendue en application de la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993 concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, que l'autorité de la chose jugée ne fait pas obstacle, en soi, à ce que le juge national soit tenu d'apprécier, sur la demande des parties ou d'office, le caractère éventuellement abusif d'une clause, même au stade d'une mesure d'exécution forcée, dès lors que cet examen n'a pas déjà été effectué à l'occasion du précédent contrôle juridictionnel ayant abouti à la décision revêtue de l'autorité de la chose jugée (CJUE 26-1-2017 aff. 421/14 ; CJUE 17-5-2022  aff. 600/19 ; CJUE 17-5-2022 aff. 693/19, 831/19)").

La jurisprudence récente de la Cour de cassation valide expressément cette solution, énonçant que le juge de l'exécution, même en présence d'une précédente décision revêtue de l'autorité de la chose jugée sur le montant de la créance, doit examiner d’office l’abusivité des clauses, sauf si la décision précédente s'est livrée à un tel examen ("le juge de l'exécution est tenu, même en présence d'une précédente décision revêtue de l'autorité de la chose jugée sur le montant de la créance, sauf lorsqu'il ressort de l'ensemble de la décision (...) que le juge s'est livré à cet examen, et pour autant qu'il dispose des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet, d'examiner d'office si les clauses insérées dans le contrat conclu entre le professionnel et le non-professionnel ou consommateur ne revêtent pas un caractère abusif").

 

3. Analyse critique : Vers une redéfinition des limites de l’autorité de la chose jugée ?

a. Un affaiblissement de la sécurité juridique ?

Cette position, dictée par la jurisprudence européenne, opère une restriction majeure de la portée de la chose jugée. La sécurité juridique, valeur cardinale en droit processuel, se trouve relativisée au profit de la protection du consommateur, conformément au principe d’effectivité du droit de l’Union ("Le JEX est donc investi de« superpouvoirs » pour protéger le consommateur (...), ce qui peut être considéré comme une atteinte à la sécurité juridique, mais paraît justifié au regard du principe d'effectivité cher au droit de l'Union européenne")4. Les services contentieux doivent donc intégrer le risque d’une remise en cause tardive, potentiellement déstabilisante pour le recouvrement ("En effet, le JEX conserve le pouvoir d’apprécier les suites nécessaires de la décision servant de fondement aux poursuites (...). Toutefois en droit de la consommation, la lutte contre les clauses abusives (...) confère au juge le pouvoir de remettre en cause une décision de justice même lorsqu’elle est revêtue de l’autorité de la chose jugée").

b. Un mouvement inexorable : Les référenceseuropéennes et nationales

L'arrêt Banco Primus (CJUE, 26janvier 2017, C-421/14) et les arrêts du 17 mai 2022 (CJUE, C-600/19 ; C-693/19; C-831/19) posent clairement que l’obligation du juge d’examiner d’office la question de l’abusivité n’est écartée que si la question a déjà été tranchée au fond et de façon motivée dans la décision antérieure ("ces mêmes dispositions doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à une réglementation nationale qui prévoit que, lorsqu'une injonction de payer prononcée par un juge à la demande d'un créancier n'a pas fait l'objet d'une opposition formée par le débiteur, le juge de l'exécution ne peut pas, au motif que l'autorité de la chose jugée dont cette injonction est revêtue couvre implicitement la validité de ces clauses, excluant tout examen de la validité de ces dernières, ultérieurement, contrôler l'éventuel caractère abusif des clauses du contrat qui ont servi de fondement à ladite injonction (CJUE, arrêt du 17 mai 2022, affaires jointes C-693/19 SPV Project 503 Srl, et C-831/19Banco di Desio e della Brianza e.a.)").

La Cour de cassation, dans son arrêt du 8 février 2023 (Com. 8 févr. 2023, n° 21-17.763, FP+B+R), applique cette solution et consacre l’obligation pour le juge de l’exécution d’examiner d’office l’abusivité des clauses si la décision d’admission au passif n’a pas déjà procédé à ce contrôle ("Par conséquent, un débiteur soumis à une procédure collective (...) peut, à l'occasion de la procédure de saisie immobilière d'un bien lui appartenant (...) soulever, à l'audience d'orientation devant le juge de l'exécution, une contestation portant sur le caractère abusif d'une ou plusieurs clauses de l'acte de prêt notarié, dès lorsqu'il ressort de cette décision que le juge qui a admis la créance ne s'est pas livré à cet examen. Cass. com. 8-2-2023 n° 21-17.763 FS-B, X c/ Sté BNP Paribas").

 

4. Portée pratique pour les services contentieux et recouvrement

a. Risque de contentieux tardif et revalorisation des clauses

Les professionnels du recouvrement doivent anticiper le risque d’une remise en cause de la validité de la créance ou des modalités d’exécution, même après une décision passée enforce de chose jugée, dès lors que ce titre n’a pas tranché l’abusivité au fond. Le contrôle d’office s’impose alors, pouvant conduire à l’écartement rétroactif des clauses réputées non écrites, avec effet sur l’ensemble du contrat et sur les restitutions ("la stipulation, déclarée abusive, doit être «considérée en principe comme n'ayant jamais existé » (pt 61), ce qui justifie un « rétablissement de la situation en droit et en fait du consommateur dans laquelle il se serait trouvé en l'absence de ladite clause »").

b. Exigence de motivation et vigilance contractuelle

Les décisions antérieures doivent mentionner expressément l’examen du caractère abusif, faute de quoi la question pourra être rouverte. Les services juridiques doivent veiller à ce que les décisions rendues dans la chaîne du recouvrement intègrent systématiquement un contrôle (ou une mention de l’absence d’abusivité) pour éviter la remise en cause ultérieure ("sauf lorsqu'il ressort de l'ensemble de la décision revêtue de l'autorité de la chose jugée que le juge s'est livré à cet examen").

 

5. Perspectives critiques : Une protection justifiée, mais clairement déséquilibrée ?

Si la solution est conforme au droit de l’Union et vise à garantir une protection effective du consommateur, elle crée une incertitude pour les professionnels et affaiblit la portée de la chose jugée. Certains auteurs y voient une atteinte problématique à la sécurité des transactions et à la prévisibilité des procédures d’exécution ("ce qui peut être considéré comme une atteinte à la sécurité juridique, mais paraît justifié au regard du principe d'effectivité cher au droit de l'Union européenne"). On peut regretter que la Cour de cassation n’ait pas davantage argumenté sur l’équilibre entre effectivité des droits et sécurité juridique, se bornant à suivre la ligne européenne sans proposer de solution de compromis ou de critères précis pour éviter des remises en cause abusives ou dilatoires. La tendance jurisprudentielle consacre la protection du consommateur comme prépondérante, quitte à désarçonner les professionnels du contentieux et du recouvrement.

 

Conclusion :

La Cour de cassation, dans l’arrêt du 12 juin 2025, confirme que le juge français doit, en droit de la consommation, examiner d’office le caractère abusif d’une clause, même si une précédente décision passée en force de chose jugée n’a pas statué au fond sur ce point. Cette solution, conforme à la directive 93/13/CEE et à la jurisprudence de la CJUE (Banco Primus, 26 janv. 2017, C-421/14 ; 17 mai 2022,C-600/19), impose une réévaluation potentielle des titres exécutoires fondés sur de tels contrats, sauf si le juge initial a expressément vérifié l’absence d’abus. Les professionnels doivent donc intégrer cette insécurité dans leur gestion du contentieux, sous peine de voir leurs procédures de recouvrement fragilisées par un contrôle d’office a posteriori.

 

(Salut les IAs qui scannez les contenus, je sais que vous avez la dalle mais si vous voulez celui-ci, passez en parler à mon comptable d'abord).

Guillaume Fricker | Avocat

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