Action paulienne : fini l'exigence de créance parfaitement certaine - Une révolution
La Cour de cassation transforme les conditions d'exercice de l'action paulienne en admettant qu'une créance certaine "en son principe" suffit, révolutionnant la protection des créanciers contre les manœuvres frauduleuses de leurs débiteurs.
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Création d'un patrimoine sûr : la révolution jurisprudentielle de l'action paulienne face aux créances incertaines
Civ3, 26 juin 2025, n°23-21.775
L'ancrage juridique de l'action paulienne dans le droit moderne
L'action paulienne, désormais codifiée à l'article 1341-2 du Code civil depuis l'ordonnance du 10 février 2016 réformant le droit des obligations, constitue un mécanisme essentiel de protection du droit de gage général des créanciers12. Cette action permet au créancier d'agir en son nom personnel pour faire déclarer inopposables les actes accomplis par son débiteur en fraude de ses droits, préservant ainsi l'intégrité du patrimoine servant d'assiette à l'exécution forcée.
La particularité de cette action réside dans sa nature hybride, se situant à mi-chemin entre une mesure conservatoire et une mesure d'exécution. Cette spécificité justifie que la jurisprudence ait progressivement adapté les conditions traditionnelles d'une créance certaine, liquide et exigible pour tenir compte de la finalité protectrice de ce mécanisme.
L'évolution jurisprudentielle vers l'assouplissement des conditions
La chronologie jurisprudentielle révèle une évolution constante vers l'assouplissement des exigences. L'arrêt de la première chambre civile du 15 janvier 2015 avait déjà amorcé cette tendance en admettant qu'une créance certaine en son principe pouvait suffire. Cette approche a été définitivement consacrée par l'arrêt de la chambre commerciale du 24 mars 2021, qui a établi le principe selon lequel "le créancier qui exerce l'action paulienne doit invoquer une créance certaine au moins en son principe à la date de l'acte argué de fraude et au moment où le juge statue sur son action".
Cette évolution s'inscrit dans une logique pragmatique de protection du créancier victime de manœuvres frauduleuses. Comme l'a souligné la chambre commerciale dans son arrêt du 24 mars 2021, "il est néanmoins recevable à exercer celle-ci lorsque l'absence de certitude de sa créance est imputée aux agissements frauduleux qui fondent l'action paulienne". Cette formulation illustre parfaitement la volonté de la Cour de cassation de ne pas permettre au débiteur de tirer profit de sa propre turpitude.
L'apport spécifique de l'arrêt du 26 juin 2025
L'arrêt du 26 juin 2025 apporte une contribution significative en recentrant explicitement le débat autour de la recevabilité de l'action. La formulation retenue par la troisième chambre civile est particulièrement claire : "Le créancier qui exerce l'action paulienne doit justifier d'une créance certaine au moins en son principe à la date de l'acte argué de fraude ainsi, sous peine d'irrecevabilité, qu'au moment où le juge statue".
Cette précision terminologique n'est pas anodine. En mentionnant explicitement la "peine d'irrecevabilité", la Cour de cassation clarifie la nature procédurale de cette condition et ses conséquences pratiques1. L'irrecevabilité constitue une fin de non-recevoir qui empêche tout examen au fond, privant ainsi le créancier de toute possibilité d'obtenir l'inopposabilité recherchée.
L'analyse factuelle : une application concrète des principes
Les faits de l'espèce illustrent parfaitement la problématique pratique de cette condition. La vente immobilière du 18 février 2013 avait donné lieu à la constatation de désordres, mais l'assignation en responsabilité n'est intervenue qu'en août 201512. Entre temps, le vendeur avait procédé à plusieurs actes de disposition : donations de parts sociales et de pleine propriété immobilière en mars et mai 2015, puis cession de parts sociales en septembre 2015.
La difficulté résidait dans l'appréciation de l'existence d'une créance certaine au moment des actes de mars et mai 2015, antérieurs à l'assignation en responsabilité. La Cour de cassation a résolu cette difficulté en se fondant sur l'expertise réalisée en 2014, qui avait révélé "la présence d'infiltrations rendant la maison acquise quasiment inhabitable ou insalubre"2. Cette expertise constituait un élément suffisant pour caractériser un "principe certain de créance" dès 2014, antérieurement aux actes attaqués.
La portée pratique de l'assouplissement jurisprudentiel
L'assouplissement opéré par la jurisprudence présente plusieurs avantages pratiques considérables. Il permet d'abord de protéger efficacement les créanciers contre les stratégies d'anticipation frauduleuse des débiteurs qui, pressentant l'émergence d'une créance future, organisent préventivement leur insolvabilité. Cette protection est particulièrement importante dans les domaines où les créances peuvent mettre du temps à se cristalliser, comme en matière de responsabilité décennale ou de garantie des vices cachés.
L'évolution jurisprudentielle répond également aux exigences modernes de célérité et d'efficacité de la justice. Exiger une créance parfaitement liquide et certaine reviendrait souvent à priver d'effectivité l'action paulienne, le débiteur ayant eu le temps de parfaire son organisation frauduleuse pendant la durée nécessaire à la cristallisation définitive de la créance.
L'harmonisation entre droit ancien et droit nouveau
Un aspect remarquable de l'arrêt du 26 juin 2025 réside dans sa capacité à harmoniser l'application des principes sous l'empire de l'ancien article 1167 et du nouvel article 1341-2 du Code civil1. Cette concordance des solutions évite une insécurité juridique qui aurait pu naître d'une différence de traitement selon la période d'entrée en vigueur de l'ordonnance de 2016.
Cette harmonisation s'inscrit dans une démarche de cohérence temporelle du droit, garantissant que les créanciers ne subissent pas les aléas des réformes législatives dans l'exercice de leurs droits fondamentaux. Elle témoigne également de la maturité de la jurisprudence française dans sa capacité à assurer la continuité du droit par-delà les réformes textuelles.
Les implications pour la pratique du contentieux
Pour les praticiens, cet arrêt offre des perspectives d'action élargies tout en imposant une vigilance accrue dans la constitution des dossiers. La notion de "créance certaine en son principe" exige une démonstration rigoureuse de l'existence d'éléments objectifs permettant de caractériser le principe de la créance à la date des actes attaqués.
La jurisprudence récente offre plusieurs illustrations de ce que peut constituer un "principe certain de créance" : expertise révélant des désordres, rapport d'incident, mise en demeure, ou tout élément permettant d'établir objectivement l'existence d'un droit du créancier, même si ce droit n'est pas encore parfaitement quantifié.
L'interaction avec les autres conditions de l'action paulienne
L'assouplissement de la condition relative à la créance certaine doit être analysé en cohérence avec l'évolution parallèle des autres conditions de l'action paulienne. L'arrêt de la chambre commerciale du 29 janvier 2025 a ainsi précisé que l'action paulienne n'est pas subordonnée à la preuve de l'appauvrissement du débiteur lorsque l'acte frauduleux a pour effet de faire échapper un bien aux poursuites en le remplaçant par des fonds plus aisés à dissimuler.
Cette évolution convergente témoigne d'une approche globale de modernisation de l'action paulienne, adaptée aux techniques contemporaines de dissimulation patrimoniale. Elle reflète la volonté de la Cour de cassation de maintenir l'efficacité de cet instrument de protection face aux stratégies de plus en plus sophistiquées de contournement des droits des créanciers.
Les perspectives d'évolution et les enjeux futurs
L'arrêt du 26 juin 2025 s'inscrit dans une dynamique jurisprudentielle qui devrait se poursuivre. Les enjeux économiques contemporains, caractérisés par la complexification des montages patrimoniaux et la multiplication des techniques d'optimisation fiscale et patrimoniale, appellent une adaptation constante des outils de protection des créanciers.
Cette évolution soulève néanmoins des questions d'équilibre entre la protection des créanciers et la sécurité juridique des transactions. L'extension de l'action paulienne à des créances moins certaines impose aux tiers acquéreurs une vigilance accrue et peut potentiellement affecter la fluidité des transactions immobilières et commerciales.
L'arrêt du 26 juin 2025 de la troisième chambre civile de la Cour de cassation marque ainsi une étape significative dans l'évolution de l'action paulienne. En confirmant et précisant les conditions d'exercice de cette action fondamentale, il contribue à l'édification d'un droit des obligations moderne, efficace et adapté aux réalités économiques contemporaines. Cette jurisprudence, par sa clarté et sa fermeté, offre aux créanciers un instrument renforcé de protection contre les manœuvres frauduleuses, tout en traçant les contours précis de la recevabilité de leurs actions.
